dimanche 13 janvier 2008

Un Z qui veut dire Sarkoy

En effet, vous avez bien lu. Et même si vous avez mal lu, vous avez aussi bien lu. Car nous allons bien parler de Sarkoy (sans le z), et de cet être exceptionnel tout de lumière drapé qui a réussi à éclipser dans le cœur des Français (et leur presse) tout à la fois la famille de Monaco et celle d’Angleterre ! On salue bien bas cet incontestable exploit, qui assainit cette presse de caniveau qui se préoccupait de tout autre chose que notre beau pays ! Heureusement, Nicolas SarkoZy, avec un Z comme Zorro, a rétabli une situation qui menaçait péril en la demeure.
Accessoirement, il est aussi président de la République. On aurait parfois tendance à l’oublier...

Maintenant, parlons d’un sujet plus plaisant, qui va cependant réjouir tous ceux qui dans notre pays nous annonçaient que Nicolas S. allait devenir le tyran sanguinaire assoiffé de rolex que l’on sait. Je l’annonce en effet solennellement à la gauche et à l’extrême-gauche de ce pays : elles ont leur héros, et il se nomme Jack Vance. Certes les anti-américains primaires devront en manger leur chapeau phrygien car il nous vient des États-Unis d’Amérique.
En effet, écrivain de science-fiction, Jack Vance nous annonçait dès les années soixante, dans un cycle prophétique judicieusement intitulé La Geste des Princes-Démons, la tragédie à venir. Grand voyageur, aimant le bon vin et la bonne chère, et donc la France, Jack Vance avait certainement pressenti toutes les tendances liberticides, totalitaires et narcissiques du jeune Nicolas S. (Le Prince des Étoiles, premier tome de la série, date de 1966). C’est donc alarmé par la catastrophe qu’il sentait poindre pour ce pays qu’il aime tant (le nôtre) qu’il entreprit donc la rédaction de ce cycle intitulé La Geste des Princes-Démons. Or dans ce cycle, presque dès les premières pages, Jack Vance introduit un « mercenaire sarkoy ». Qui sont les Sarkoy ? Des empoisonneurs. C’est là leur spécialité. Du mercenaire sarkoy en question, Jack Vance nous précise, par la bouche d’un de ses personnages : « il saurait fabriquer un poison rien qu’avec de l’eau et du sable ». Éclairant, n’est-il pas ? Éclairant et sinistrement prophétique. D’autant qu’après Le Prince des Étoiles viendra La Machine à Tuer, où les Sarkoy se font moins présents (mais c’est une ruse, bien évidemment...) pour revenir en force, dès l’entame du troisième, où nous est présentée leur planète : Sarkovy. Car les Sarkoy vivent sur Sarkovy... Désormais, l’image se fait plus nette, le message plus limpide, car Sarkovy n’est rien d’autre que la plus grande concentration d’assassins de la galaxie. Plus fascinant, encore, est néanmoins le titre de ce troisième tome, qui semble bien insolite pour un ouvrage de La Geste des Princes-Démons, puisqu’il se nomme en effet Le Palais de l’Amour. Lequel n’est autre que la retraite d’un prince-démon blessé dans son narcissisme par une blessure « d’amour ». Et c’est là qu’on sent tout le génie prophétique de Jack Vance : comment mieux définir notre Sarkoy à nous que par ces deux termes apparemment antinomiques (la machine à tuer et le palais de l’amour) ? Et les trois premiers tomes nous définissent même un résumé saisissant de la carrière de Notre Lumière Lumineuse à Nous. Tout d’abord enfant se rêvant Prince des Étoiles, avant que de devenir Machine à Tuer pour éliminer ses adversaires sur la route du pouvoir, avant que de verser dans le sentimentalisme outrancier du Palais de l’Amour.
Notons enfin que le cycle aurait pu s’achever là, car il s’arrêta provisoirement à ce troisième tome paru en 1967 (aux U.S.A.). Nul doute que des agents de celui qui signait déjà Z comme Sarkoy furent à l’œuvre derrière cet arrêt provisoire. Le jeune Nicolas S. âgé d’alors 13 ans montrait déjà ses crocs de sarkoy. Et dans son habilité retorse, il était parvenu à faire taire cette plume acide avant les événements de 1968.
Cependant, après une période de douze ans de silence, Jack Vance reprend la plume pour conclure sa somme prophétique : La Geste des Princes-Démons. En 1979, il nous livrait Le Visage du Démon, concernant là-encore un criminel frappé dans son narcissisme (d’immigré mal accepté par la société bourgeoise locale ; il faut relever l’ironie). Et enfin, en 1981, Jack Vance achevait sa magistrale mise en garde par Le Livre des Rêves, un livre au titre certes porteur d’espoir, mais concernant un criminel timbré, se rêvant Surhomme au sens quasi nietzschéen du terme, et aux penchants totalitaires. De nouveau, une mise en garde claire. On pourra aussi remarquer les dates pleines de sens dans un contexte français : 1979 suit 1978, année où la gauche avait failli remporter les élections, et où le jeune Nicolas S. commençait à faire ses dents de lait au sein du R.P.R. de l’époque, enfin 1981 vit la victoire de la gauche. Sans doute rassuré, Jack Vance mit donc un terme définitif à sa Geste. On sait, malheureusement, qu’elle fut la suite de l’histoire.
Nous ne pourrons cependant dire : « nous ne savions pas ». Car Jack Vance, lui, nous avait avertis. Encore fallait-il savoir le lire...

Bien sûr, tout ceci n’est qu’une plaisanterie. Une bouffonnerie baroque qui ne tient qu’à un rapprochement fortuit. Je ne sais même si en 1966 Jack Vance avait déjà visité la France (je sais qu’il l’a visitée à plusieurs reprises, et qu’il aurait joué du banjo en Touraine, si vous aimez les anecdotes). Il est par contre peu probable qu’il ait jamais rencontré Nicolas S..
Il est cependant amusant de constater que la faute de frappe « Sarkoy » au lieu de « Sarkozy » est bien plus répandue que je ne le croyais, au vu du nombre de pages qu’un moteur de recherche renvoie pour le mot « sarkoy » et qui, à l’évidence, concernent Nicolas Sarkozy, et non les Sarkoy (ou la ville de Sarköy, en Turquie). L’exemple le plus frappant étant ce forum de l’U.M.P. où ses loyaux sujets ont réussi l’exploit de se planter sur son nom (un ultime tacle des « chiraco-villepinistes » ?).
Cependant, ce qui est beaucoup plus étonnant, c’est de constater que la faute « sarkovy » au lieu de « sarkozy » existe. Aussi étrange que cela puisse paraître, il est des personnes pour avoir confondu le v avec le z, alors même que les deux lettres ne sont pourtant pas voisines sur un clavier (par ailleurs grand ami de Nicolas S., sous le prénom de Christian).
N’est-ce là qu’un enseignement ésotérique du web, qui nous apprend au travers des lignes, que notre Bien-Aimé Flamboyant ne serait que le premier des Sarkoy de Sarkovy ?
Toujours est-il qu’à ce sujet La Geste des Princes-Démons n’est guère porteuse d’espérance, qui nous apprend qu’après la guimauve du Palais de l’Amour viendra Le Visage du Démon. Quant à la folie insidieuse du Livre des Rêves, il est à se demander si nous n’y sommes déjà.

Enfin, pour conclure sur une note historique comme je les aime, il me semble presque évident que le nom « sarkoy » de Jack Vance lui fut inspiré par la ville turque de Sarköy, sise sur la rive européenne de la mer de Marmara (pas très loin d’Istanbul). Car Jack Vance, ainsi qu’il a été dit, aime les voyages, et les noms inspirés par la géographie ne sont pas rares dans ses ouvrages de science-fiction.
Quant au Z, on se souviendra aussi qu’il s’agit du titre d’un magnifique film politique de Costa-Gavras, avec le fabuleux Jean-Louis Trintignant, et qui nous enseignait déjà à nous méfier des pseudo play-boy en lunettes noires, et qui aiment le clinquant (celui des médailles : il s’agit des colonels, qui allaient donner leur nom à une page sanglante de l’histoire de l’histoire grecque, celle de la dictature portant leur nom).

mardi 30 octobre 2007

Les seins nus d’Aphrodite

Ô magnifiques seins, vénustés incomparables qui m’attirez ici tant de visiteurs... Je savais, en effet, qu’en plaçant « seins nus » dans les titres de mes deux premiers articles j’allais forcément attirer un peu de monde. Je ne savais cependant que j’allais en pêcher dans mes filets (les rets d’Aphrodite ?) autant.
Puisque cela fonctionne, et qu’il n’y a là en vérité nulle malice pourquoi ne pas augmenter mes chances avec les moteurs de recherche ? Et avec les gens patients, car, franchement, pour atterrir sur ce blog en tapant « seins nus » dans un moteur de recherche, il faut être un véritable passionné du terme...
Voilà qui me rappelle, d’ailleurs, un temps antique où, pour l’amusement, j’avais (excusez du langage peu châtié qui va suivre) inscrit « gros seins » sur un moteur de recherche. Devinez donc quel fut le premier lien que fournit ledit moteur de recherche ? Allez, un peu d’imagination. Soyez créatifs... Non, franchement, vous ne voyez pas ? Simple, pourtant, le moteur de recherche, bien futé et farceur, nous renvoya en premier lien : Promoviande, spécialiste de la viande en gros. Authentique... Avec mon frère, nous en rions encore.

Mais, somme toute, au-delà de l’intéressant symbole sur la triste consommation de la chair, ce moteur ne se souvenait-il point du temps jadis, où l’on sacrifiait à Aphrodite ? Eh oui, à la déesse de l’amour, de la beauté, mais surtout de la fécondité et de la fertilité, on sacrifiait de doux animaux. Mon Commelin, qui confond systématiquement dieux grecs et romains (c’en est énervant), m’apprend qu’à Aphrodite, et donc ensuite Vénus, on sacrifiait le bouc, le verrat ou le lièvre. À quelle Aphrodite ou Vénus cependant ? Car elle est multiple, l’Aphrodite grecque, qui est certes la déesse de la fertilité et de la fécondité, la déesse de l’amour et du désir (rôle plus spécifiquement dévolu à Éros), mais est aussi Ourania, déesse céleste, Pélagia, déesse marine, et souvent Poliade, divinité de la cité, comme à Sparte, ou à Corinthe, où elle possédait de nombreux temples, dont ceux de l’Acrocorinthe (la « Corinthe haute », autrement dit l’acropole), où elle est armée (comme à Sparte), et de l’Aphrodite Mélaina hors-les-murs. Mélaina, car « noire », cette Aphrodite la Noire étant, bien sûr, une variation de Déméter, une déesse de la terre sombre, des richesses que détient Ploutos, dieu du sol et des ses profondeurs, avant de devenir dieu des enfers sous le nom de Pluton, chez les Romains. Et un trait antique qui nous explique donc pourquoi, aujourd’hui encore, des « Incas » (des Quechuas, plus probablement) christianisés, et devenus catholiques, persistent à accomplir un sacrifice au Diable, en creusant un trou dans la terre où ils jettent quelques offrandes. L’Église ne leur a-t-elle point appris, parmi ses mythes, que le Diable est maître des Enfers, autrement dit des profondeurs de la terre ? Et ne savent-ils pas, dans leur « sagesse » païenne, que c’est cette même terre qu’il convient de se concilier pour obtenir de bonnes récoltes ?
Aphrodite la Noire, parèdre du Diable ? Après tout, l’étoile Vénus, ne portait-elle point le nom d’Hespéros (celle du soir) ou Phosphoros (celle qui porte la lumière) chez les Grecs, noms qui se transcrivaient Vesper et Lucifer chez les Romains ? Mais, à cette haute époque, Lucifer n’était point le diable, n’en déplaise au sens que prit ce nom. Faire du « Porte-Lumière » un avatar de Satan présente d’ailleurs une étrange image de la religion qui fit, ainsi, ce parallèle, si l’on y réfléchit bien.

Nous voici donc bien loin des vénustés complaisamment étalées, des gros seins sacrifiés à Aphrodite par Promoviande, des seins lourds de la littérature, et autres appas proéminents, poitrines généreuses, volumineuses ou opulentes, tant de synonymes pour désigner la même chose : deux mamelons de robuste taille. Bien qu’en vérité, certainement, ceux-là même qui ont confondu, complaisamment, Lucifer et le Diable, vous rétorqueraient qu’à ainsi lister les vénustés féminines nous n’en sommes que les tristes suppôts. Tremblez donc...

Il était donc néanmoins, un temps, où ni en Grèce, ni à Rome, Lucifer ou Vesper, Phosphoros ou Hespéros, n’étaient l’étoile Vénus, car ni les Grecs, ni les Romains ne nommaient ainsi l’étoile du matin ou du soir (et dont ils mirent un certain temps avant de comprendre qu’il s’agissait de la même étoile). C’est par Corinthe que nous pouvons comprendre comment se fit cette transformation. Corinthe, l’orientalisée, où l’on adorait Aphrodite, une Aphrodite, en vérité, très orientale. Non l’Aphrodite Noire, qui pourrait nous rappeler l’Isis Noire, mère d’Harsiesis (Horus fils d’Isis), car tel était, sur les rives du Nil, le nom de l’étoile Vénus. Mais l’Aphrodite de la cité, à qui étaient dévouées un corps de mille prostituées sacrées, dénommées hiérodules (esclaves sacrées), qui rappelaient fortement les prostituées sacrées d’Ishtar à Babylone. Ishtar, maîtresse du ciel, qui aux yeux des Babyloniens brillait dans le ciel de l’éclat de cette étoile que nous dénommons toujours Vénus, et que nous savons planète. Ishtar, qui transita jusqu’aux rives de la Méditerranée par les traits d’Astarté, la déesse phénicienne, maîtresse du ciel, et face de Baal (du Seigneur, voilà qui rappelle d’ailleurs la douce médiation de la Vierge, à qui l’on s’adresse plutôt qu’à Dieu lui-même, trop effrayant pour l’humble croyant). À Chypre, île par excellence d’Aphrodite, colonisée en partie par les Phéniciens, et à Corinthe, ville commerçante en relation directe avec la Phénicie, l’on adora donc une Astarté qui portait un nom grec : Aphrodite. Et ainsi donc naquit cette Aphrodite Ourania, du ciel, et cette Aphrodite Pélagia, protectrice de ces marins qui commerçaient originellement avec le Levant, et qui n’était autre qu’une Astarté hellénisée.
Une déesse donc point différente de l’Isis gréco-romaine, entre autres protectrice de la navigation, et qui devait, on le sait, paver la voie par son culte, à celui de la Vierge. Où l’on retrouve donc la Grande Mère, sous l’un de ses multiples avatars.
Cette Grande Mère dont les servants cherchaient à trouver les signes terrestres via, souvent, des mamelons proéminents s’élevant du sol de la terre mère... Et ainsi la boucle est bouclée.

vendredi 21 septembre 2007

Hieros et Kami

Oui, « hieros » et non « héros et kami ». Mais quel rapport entre le sacré des Grecs anciens, et les kami japonais ?

Voyons déjà, tout d’abord, ce que l’on peut dire de la notion originelle de kami. La définition est tirée de l’introduction de Religions, croyances et traditions populaires du Japon, sous la direction d’Hartmut O. Rotermund (l’introduction étant de Laurence Caillet), Maisonneuve & Larose :
« Je n’ai pas encore une idée très claire du terme kami. D’une façon générale, kami désigne toutes les divinités du ciel et de la terre qui sont mentionnées dans la littérature classique ; puis les augustes esprits présents dans les sanctuaires où on leur rend un culte. D’un autre côté, sans parler particulièrement des êtres humains, tout ce qui est oiseau, animal, arbre, plante, les mers comme les montagnes, bref tout ce qui n’est pas ordinaire, possède une vertu suréminente, [tout ce] qui est à même d’inspirer de l’effroi — ceci fut appelé kami. Telle est la diversité de nos divinités, et il y en a parmi elles d’augustes comme de vulgaires ; il y en a qui sont fortes, et il y en a qui sont faibles ; de bonnes et de mauvaises de par leur cœur et leur comportement une grande diversité. C’est pourquoi il est difficile d’en parler en termes généraux. »
Voici ce que disait du concept de kami, Motoori Norinaga (1730-1801) savant des « études nationales », qui avaient pour but de ‘restaurer’ l’étude de la littérature proprement nationale, en opposition à la littérature chinoise d’où étaient issus les modèles de la littérature japonaise, et qui possédait donc sur cette dernière une sorte de prééminence intellectuelle et morale. Motoori Norinaga étudia les anciens textes pour tenter de débarrasser toutes les influences bouddhiques et taoïstes de ce que l’on commençait alors à appeler « shintô », la voie des dieux japonais (en opposition à la voie des bouddhas).

Un kami est donc toute force et phénomène extraordinaire ou mystérieux, qu’il s’agisse du vent, de la foudre (les lieux frappés par la foudre se trouvaient consacrés), d’un rocher particulier, d’une montagne, d’un arbre étrange, d’un animal de même. Bien qu’en ce qui concerne les êtres vivants, les rochers et plantes, il y ait débat pour savoir si ceux-ci étaient considérés comme des kami, ou uniquement comme « corps de kami », une forme dans laquelle s’incarnait un kami.
Il en va de même avec les miroirs. Ceux-ci, comme d’autres objets, furent assez tôt considérés comme des « supports du divin », des « points de chute » (yori-shiro). Néanmoins, on peut se demander si, originellement, les miroirs n’étaient pas vus comme des kami à part entière. Quand bien même « support » d’un kami, ils seraient devenus kami par sa simple présence.
Et ce lien des miroirs (kagami) et des kami (que l’on retrouve dans le grand miroir, yata no kagami, de la déesse soleil Amaterasu) est si fort que certains proposèrent de retrouver l’origine du mot kami dans celui de kagami.
En vérité, l’origine du mot kami reste mystérieuse. On a écarté le lien entre kami, et un mot homophone kami qui signifie « haut, supérieur », car à l’époque ancienne les deux mots se prononçaient différemment. Cependant, dès le Xe siècle, les Japonais commençaient à faire la relation entre kami « divinité » et kami « haut, supérieur », par un rapprochement logique. De fait, le kami était bien tout ce qui était d’une essence « supérieure ».

Ceci étant dit, qui se suffirait à lui-même, quel rapport entre kami et hieros ? Le hieros est le « sacré » des Grecs anciens. Voici la définition qu’en donne Édouard Will, dans Le Monde Grec et l’Orient (Ve Siècle), Peuples et Civilisations, Presses Universitaires de France :
« Est hieros, d’une part, le divin et tout ce qui s’y rapporte immédiatement (le culte, le rite, le mythe, etc.), mais aussi tout ce qui passe pour relever d’un ordre transcendantal procédant de la volonté divine (ordre du monde, mais aussi bien ordre social, comme on verra) — et bien évidemment tout ce qui, débordant de toutes parts, échappe à l’explication rationnelle et est donc considéré comme d’essence surnaturelle (notamment tout ce qui inspire une crainte irraisonnée : lieux mystérieux, phénomènes paradoxaux, etc.). Mais est aussi hieros tout ce qui, ne l’étant pas « par nature », l’est devenu par un acte de consécration : ainsi les animaux pris comme victimes, les liquides servant à une libation, tout objet faisant fonction d’offrande, mais aussi l’homme lorsqu’il accomplit un acte sacré. Encore ces quelques indications n’épuisent-elles pas le champ immense de tout ce qui peut être hieros. »

Certes, kami est une entité alors que hieros est une qualité. Mais l’intéressant est de voir, par l’exemple, combien des conceptions grecques et japonaises anciennes pouvaient se recouvrir, jusqu’à être jumelles. Ainsi, on le voit de l’extension de tout ce qui peut être kami, et de tout ce qui puit être hieros : pourrait être kami tout ce qui est support de kami, est hieros tout ce qui est consacré au culte, la victime, l’objet sacrificiel, et le sacrificateur. De même, tout phénomène extraordinaire est un kami, ou hieros chez les Grecs. Certes, il peut sembler d’évidence et de sens commun que les hommes antiques, face aux mystères de la nature, aient élaboré des réponses et explications semblables. Néanmoins, il me semble intéressant de le démontrer par l’exemple, et non par la seule réflexion abstraite, que des sociétés a priori aussi différentes et divergentes que la Grecque et la Japonaise antique, aient pu à ce point converger, au moins dans le domaine de la perception du religieux (la philosophie séparant nettement les deux, puisqu’elle est très présente chez l’une, et pratiquement absente chez l’autre).

En vérité, l’on pourrait aussi établir ce même parallèle entre le Japon ancien, et la Rome antique, d’autant que les deux se trouvèrent confrontés à deux civilisations largement plus élaborées et chatoyantes : la Grèce pour Rome, et la Chine pour le Japon. Mais ceci est une autre histoire.

lundi 3 septembre 2007

Cléopâtre l’insoumise

Par un soir venteux d’octobre, dans les palais d’Alexandrie, un homme portant sur ses larges épaules un lourd tapis franchit les piquets de garde des légionnaires romains, et parvient ainsi dans la pièce où se tient César. Devant les yeux du vainqueur des Gaules et de Pharsale, l’homme déroule le tapis, d’où surgit un très charmant génie plein d’audace et de séduction : Cléopâtre, reine d’Égypte. La suite, tout le monde la connaît...
En vérité, il est fort possible que l’arrivée de la reine d’Égypte devant le maître de Rome ne fut point aussi romanesque que nous l’a rapporté Plutarque, qu’elle soit parvenue incognito devant le pavillon qui abritait César est plus que probable, mais ce fut peut-être à pied, escortée par des légionnaires qu’elle parvint jusqu’au fameux Jules.
Peu importe en vérité, la seule question qui fut pour qui aurait oublié, serait de savoir pourquoi la reine d’Égypte était ainsi obligée de se présenter, telle une voleuse, devant Caius Iulius Caesar.
C’est que, dans les faits, reine d’Égypte, Cléopâtre ne l’était plus.

Tout semblait pourtant avoir si bien débuté, trois années plus tôt, alors qu’âgée de dix-sept ans seulement, Cléopâtre, septième du nom, accédait au trône en compagnie de son jeune frère, lui âgé de onze ans, à qui elle avait été mariée, selon les règles dynastiques des Ptolémées. Avait-il alors accompli les rites égyptiens, dans la ville de Memphis, accomplissant quatre fois le tour des murs en courrant devant les emblèmes des nomes et des dieux, avant que la double couronne ne lui soit remise par le grand-prêtre de Ptah ? Ou son jeune âge avait-il fait remettre à plus tard l’exécution de ces rites qui devaient faire de lui le Fils de Ré en bonne et due forme ? Mystère.
Ce qui demeure certain, cependant, est que le père de Cléopâtre et de Ptolémée XIII avait confié les rênes du pouvoir à un fidèle, l’eunuque Pothin, tandis que l’éducation du jeune roi était dans les mains de Théodote de Chios, qui par cette seule fonction occupait un rang éminent. Or, déjà femme, Cléopâtre voulut bientôt assumer le pouvoir réel, gouverner et non plus seulement régner. Elle se heurta donc rapidement à Pothin et Théodote. Malheureusement pour elle, les deux hommes avaient le soutien d’Achillas, un Égyptien (et non un Grec) qui commandait à l’armée, et de l’essentiel de la cour.
On rapporte qu’une première fois, le peuple d’Alexandrie intervint pour faire cesser les intrigues qui secouaient la cour. Pothin et Cléopâtre acceptèrent une trêve de principe, et se partagèrent le pouvoir : les affaires extérieures à Cléopâtre, les affaires intérieures à Pothin. Mais chacun des deux s’organisait pour préparer la chute de l’autre.
Et ce furent ces affaires extérieures qui devaient, de fait, précipiter la chute de Cléopâtre, avant que d’asseoir sa victoire finale. Car, tandis qu’à Alexandrie on luttait pour le pouvoir, à Rome il en allait de même. C’était une autre tourmente, qui devait finalement emporter une république déjà à demi moribonde, et faire naître l’empire.

En effet, de retour de Gaule, César apprit qu’il était menacé d’être traîné en justice par ses ennemis, qui souhaitaient ainsi l’éliminer politiquement. Prenant les devants, il décida donc de franchir le Rubicon, qui marquait la limite de l’Italie sur son versant adriatique. Ses adversaires, mal préparés, furent rapidement vaincus par ses légions aguerries, alors même que les troupes qu’ils venaient de lever se ralliaient finalement à César. Contraints de se replier dans les provinces soumises à Rome, les adversaires de César se mirent donc en quête de troupes et d’argent.
C’est donc ainsi que se présentèrent à Alexandrie les deux fils du gouverneur de Syrie, Bibulus, partisan du Sénat et ennemi acharné de César. Ainsi qu’on l’a vu, le père de Cléopâtre, Ptolémée Aulète, avait été rétabli grâce à l’intervention du gouverneur de Syrie, Gabinius, qui lui avait laissé des mercenaires. Les fils de Bibulus venaient donc à Alexandrie, réclamer ses mercenaires pour combattre Rome. Mais ces derniers se plaisaient tant en Égypte qu’ils assassinèrent les fils de Bibulus. Soucieuse de ne pas perdre l’appui crucial de Rome, Cléopâtre fit aussitôt arrêter les meurtriers, et les expédia à Bibulus. Mais cet acte de soumission fut très mal perçu des Alexandrins, dont la plupart détestaient les Romains.
Tout cela n’eut point été encore trop grave, si par un deuxième acte de zèle envers Rome, Cléopâtre n’avait fini par s’aliéner définitivement les Alexandrins. Car, peu après l’affaire de Bibulus, le fils du grand Pompée, Cnaeus Pompée, se présenta à Alexandrie. Son père, Pompée le Grand, se trouvait alors en Grèce, occupé à combattre César. Il avait dépêché son fils en Égypte afin d’y requérir de l’aide. Cléopâtre ne se fit pas faute de l’apporter. Outre que l’on dit que Cnaeus fut le premier Romain qui passa dans son lit, elle lui offrit du blé et une cinquantaine de navires. Cette fois, c’en était trop pour la fierté des Alexandrins, qui ne supportaient plus de voir leur pays traité comme une colonie par les Romains. Habilement, Pothin attisa le mécontentement populaire, et Cléopâtre dut s’enfuir en toute hâte d’Alexandrie.

Son itinéraire alors atteste du caractère aventureux de sa fuite. Plutôt que de prendre un navire, alors même qu’Alexandrie est un port, elle s’enfuit en direction du sud du pays : la Thébaïde. Il est à peu près certains que les ports se trouvaient surveillés par ses ennemis, et qu’elle n’eut donc guère le choix de son itinéraire.
En Thébaïde, on dit néanmoins qu’elle trouva l’appui du gouverneur de la région, que l’on nommait stratège ou épistratège de Thébaïde. Il l’aida à prendre la route caravanière qui menait à la mer Rouge. De là, un navire la conduisit sans doute du côté d’Aqaba ou d’Eilat, et elle gagna la Syrie.
Elle tenta alors de lever une armée pour reprendre par la force son trône. Mais elle manquait de fonds et ne put rassembler qu’une armée disparate. À la tête de celle-ci, néanmoins, elle se dirigea sur l’Égypte, et parvint devant Péluse, clé du pays pour qui vient d’Asie. Face à elle, Achillas se dressait à la tête d’une armée de vingt mille hommes. Mais aucun des deux n’osa engager le combat. Cléopâtre ne pouvait rien espérer de ses troupes hétéroclites. Achillas espérait certainement que ces mêmes troupes, si peu aguerries, finissent par perdre espoir avec le temps, et se débandent, résolvant ainsi l’affaire sans combat.

Mais alors que tous deux s’observaient en chien de faïence, les événements se précipitaient au sein du monde romain. Vaincu à Pharsale, dans la plaine thessalienne, en Grèce, Pompée s’enfuit de justesse. Il décida alors de se réfugier en Égypte, escomptant y trouver un accueil favorable, car c’était sur son instigation que Gabinius était intervenu. Ptolémée Aulète lui avait donc dû son retour au trône, et par ricochet que l’actuel occupant du trône lui devait celui-ci. Malheureusement pour Pompée, c’était lourdement se tromper.
Car, à peine débarqué en Égypte, Pompée fut assassiné à l’instigation de Pothin et sur ordre du roi. En effet, pour les Égyptiens, Pompée n’était rien de plus qu’un fugitif. César était le vainqueur. Aider Pompée c’était risquer le courroux de César. Avec une certaine logique, ils jugèrent qu’il valait mieux tuer Pompée. De plus, César leur serait certainement reconnaissant de l’avoir débarrassé de son rival sans se salir les mains lui-même.
Ce fut presque le contraire qui survint lorsque César, lancé à la poursuite de Pompée, débarqua à son tour à Alexandrie. Le vainqueur de Pharsale se lamenta sur le sort du vaincu, traîtreusement assassiné, et qui avait été son gendre, car Pompée avait épousé sa fille Julie, morte en couche six années plus tôt.
Les Alexandrins avaient escompté, en assassinant Pompée, que César s’en repartirait promptement poursuivre ses combats. Mais ce dernier, après avoir fait élever un autel à Pompée, décida de demeurer à Alexandrie, que ses trois mille deux cents légionnaires occupaient. Il se trouvait que Ptolémée Aulète, père du présent roi, lui avait promis une forte somme contre son soutien, alors qu’il se trouvait à Rome, et César escomptait bien se faire payer cette promesse. Mais, d’autre part, constatant que Cléopâtre, co-souveraine, ne se trouvait pas à Alexandrie, il jugea bon de s’ingérer dans les affaires égyptiennes en demandant à voir le roi et la reine.

Les jours s’écoulèrent. César serait, finalement, peut-être reparti d’Alexandrie, sachant que l’opposition à son pouvoir n’était pas encore totalement vaincue dans les provinces romaines, mais de virulents vents du nord empêchaient son départ.
Dans son campement devant Péluse, Cléopâtre finit par apprendre la présence à Alexandrie de Caius Iulius Caesar. Elle décida de tenter sa chance. Confiant son sort à Apollodore, un affranchi sicilien, elle embarqua sur un frêle navire, pour gagner Alexandrie.
La suite, on la connaît...

mardi 28 août 2007

Le royaume de Cléopâtre

Prétendre connaître Cléopâtre sans savoir à quelle époque ni dans quel pays elle vécut, est bien sûr impossible. Néanmoins, si le mythe de Cléopâtre est puissant et que l’on ignore rarement qu’elle fut reine d’Égypte, que sait-on de plus ?
Parfois, l’on connaît le nom d’Alexandrie, la ville qui abritait le fameux phare, et la capitale de l’Égypte de Cléopâtre. C’est en effet dans cette cité mirifique qu’elle naquit, celle qui faillit bouleverser le sort de Rome. Cette ville qu’un certain Alexandre le Grand avait fondé trois siècles auparavant, alors qu’il était parti à la conquête de l’immense empire perse.

Sans Alexandre le Grand, en effet, point de Cléopâtre, et pas seulement parce qu’il fonda, non loin de l’embouchure du Nil, sur une langue de terre semi-désertique celle qui allait devenir une des plus célèbres villes de l’antiquité : Alexandrie d’Égypte. Cette ville qui allait porter haut le flambeau de la culture et du savoir, par la grâce de sa fameuse Bibliothèque. Cette ville qui devait incarner, parfois jusque dans ses excès, une certaine idée de la civilisation : raffinée, splendide, magnificente, et érudite.
Mais si Alexandre le Grand fut, d’une certaine manière, « indispensable » à la naissance du mythe de Cléopâtre, c’est aussi qu’il comptait, parmi ses compagnons, un certain Ptolémée (Ptolémaios, en grec). Après la mort du conquérant, ce Ptolémée, en tant que général d’Alexandre, parvint à mettre la main sur la riche Égypte, et à en faire son royaume. Ayant fait enlever le corps d’Alexandre qui devait revenir en Macédoine, son pays d’origine, Ptolémée lui fit élever un magnifique tombeau, qu’on appelait soma, où le corps embaumé du conquérant reposait dans un double sarcophage d’or et de cristal.
Le royaume d’Égypte en 270 avant J.C.

S’appuyant sur la richesse de son royaume d’Égypte, et de son habileté, Ptolémée premier du nom étendit considérablement son emprise, dominant Chypre, la Coélé-Syrie (Israël et Palestine actuels, plus sud du Liban), les côtes sud de l’Asie Mineure, et une partie de la mer Égée, à cela s’ajoutait la côte d’Afrique du Nord jusqu’en Cyrénaïque (en Libye actuelle). Un royaume puissant et prospère, donc, qui maintint son rang et sa splendeur durant le règne de ses successeurs immédiats, qui s’appelaient tous Ptolémée, se distinguant les uns des autres par des surnoms. Ce fut sous un de ces Ptolémées que fut créée la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, comme annexe du Musée : à l’origine un endroit où l’on accueillait les érudits, poètes et savants de l’époque, qui étaient logés et nourris au frais du royaume d’Égypte. La bibliothèque était destinée à leur usage, pour leurs travaux.
Mais, comme toute chose, la grandeur du royaume des Ptolémées ne devait avoir qu’un temps. Bientôt minée par des rois incapables, des intrigues de palais et des adversaires coriaces, la splendeur du royaume sombra petit à petit, ses provinces extérieures furent arrachées ou perdues, des révoltes éclatèrent en Haute-Égypte (Thébaïde).

Le royaume d’Égypte faillit même être annexé par les Séleucides, ennemis presque héréditaires des Ptolémées, et maîtres de la Syrie, de la Mésopotamie et d’une partie de l’Iran. Mais Rome, qui dominait déjà l’ensemble du bassin méditerranéen, intervint. La simple menace d’une intervention militaire romaine suffit à faire reculer le Séleucide, qui évacua l’Égypte.
Mais si l’Égypte avait été sauvée par Rome, ce ne fut que pour tomber, de plus en plus, sous la coupe de la Louve. Ainsi, cinq ou six ans avant la naissance de Cléopâtre, Rome décida d’annexer la Cyrénaïque, une des dernières possessions qui demeuraient au Ptolémée hors d’Égypte. Les Romains se basaient sur un testament, prétendument dicté par un précédent Ptolémée, dont ils ne purent cependant montrer la moindre copie authentique. Rome était cependant trop forte pour qu’on put lui résister, et le père de Cléopâtre, qui régnait alors sur l’Égypte, était un enfant illégitime du précédent roi, ce qui rendait ses prétentions au trône d’Égypte plutôt chancelantes. La Cyrénaïque fut donc perdue.
Néanmoins, le peuple d’Alexandrie, une cité essentiellement grecque, ne supportait guère l’humiliation que venaient d’infliger les Romains au royaume. Ils supportaient encore moins ce bâtard qui avait dû s’incliner devant ces Romains détestés.
Craignant sans doute pour sa vie, ou de voir son royaume annexé tout comme l’avait été la Cyrénaïque, Ptolémée Aulète, le père de Cléopâtre, entreprit alors une action plutôt étrange : il quitta Alexandrie sans fanfare ni trompettes, mais en laissant sa famille sur place.

Se produisit alors un drame qui devait peser sur la jeune Cléopâtre. Tout commença en fait par la décision des Alexandrins de se choisir un nouveau roi. Voyant que Ptolémée Aulète avait laissé sa famille dans la ville, ils proclamèrent reine sa fille aînée Bérénice (sœur aînée de Cléopâtre). La succession dynastique semblait ainsi sauve. Puis, ils décidèrent de lui trouver un roi. Ce devait être un aventurier qui se prétendait descendant des Séleucides.
Les deux régnèrent conjointement, apparemment à la plus grande satisfaction des Alexandrins. Mais, trois années après avoir quitté l’Égypte, Ptolémée Aulète revint dans son royaume escorté par les troupes du gouverneur romain de Syrie, Aulus Gabinius, qu’il avait soudoyé en lui promettant une immense fortune pour prix de son appui. Les troupes romaines vainquirent aisément les troupes égyptiennes conduites par l’époux de Bérénice, laquelle fut ensuite mise à mort sur l’ordre de son père.
La jeune Cléopâtre n’avait alors que quatorze ans. Un certain Marc Antoine commandait la cavalerie romaine. Il se peut fort qu’il ait croisé la jeune fille lors de ce premier séjour à Alexandrie.
Le gouverneur de Syrie s’en repartit cependant bien vite, laissant derrière lui quelques mercenaires à Ptolémée Aulète, qui devaient lui servir à conserver le trône contre sa propre population. Mais, quatre années plus tard, Ptolémée Aulète, douzième du nom, s’en allait à son tour rejoindre ses ancêtres.

Cléopâtre accédait alors au trône, mariée à l’un de ses frères, selon la coutume de la cour alexandrine, copiant l’antique modèle pharaonique.
Quel était alors l’état du royaume sur lequel elle co-régnait ? Ce dernier se résumait à l’Égypte, puisque Chypre avait été perdue sept ans plus tôt, annexée par Rome. La structure administrative était celle en vigueur depuis plus de deux millénaires : le pays se trouvait partagé en nomes, petites unités administratives, dirigées à l’époque par un stratège (un titre grec). Il existait une vingtaine de nomes pour la Haute-Égypte, autant pour la Basse, plus quelques nomes pour les oasis. L’Égypte comptait trois villes de statut grec : Alexandrie, Naucratis, et Ptolémaïs, en plein milieu de la Thébaïde. Les Grecs s’étaient cependant installés un peu partout dans le pays, conservant l’essentiel de leurs mœurs et coutumes, tout en adoptant les dieux égyptiens qu’ils mêlaient aux leurs. Le Fayoum, vaste cuvette, avait été mis en valeur par ces mêmes colons grecs, mêlés de Juifs et d’autres nationalités, qui s’étaient peu à peu hellénisées. Mais, trente ans avant l’accession de Cléopâtre au trône, le sud de l’Égypte avait été secoué par une rébellion contre la monarchie grecque. Cette partie du pays avait été ravagée (le temple de Karnak avait été partiellement incendié), et n’était pas encore pleinement remise. L’Égypte dont héritait Cléopâtre n’était donc qu’un royaume qui semblait achever de se décomposer, et ne conserver son indépendance que parce que les Romains voulaient bien la lui laisser.
De ce royaume, certes, Cléopâtre avait certainement déjà l’ambition d’en refaire une grande puissance. Cependant, avant cela, encore lui fallait-il gouverner réellement l’Égypte, dont elle partageait le trône avec son frère-époux, et le pouvoir avec les conseillers hérités de son père. Une tâche qui s’annonçait bien délicate...

mardi 21 août 2007

Cléopâtre l’inconnue

Cléopâtre... Voilà un nom mythique entre tous. Sa légende est si illustre, si puissante, si intense, qu’on pourrait croire qu’il s’agit du récit épique et lyrique des ultimes feux d’Aphrodite, déesse de l’Amour, mais que son mythe, au lieu de naître au temps et sous la plume d’Homère ou d’Hésiode, l’aurait été sous celle de Plutarque, de Dion Cassius ou d’Appien.

Mais, du personnage historique, qu’en savent en vérité la plupart de ceux qui connaissent le mythe, celui de ses amours avec César, puis Marc Antoine, et enfin son suicide sous le dard d’un aspic ? Bien peu de choses, certainement.

Certes, l’Histoire nous aide peu, car des documents d’époque sur Cléopâtre, nous n’en possédons que quelques-uns. La faute à ce qu’elle fut vaincue par Octavien, le futur Auguste, et le vainqueur ne s’est donc guère soucié de conserver des traces de la vaincue, mais bien plutôt de les effacer. Les biographies que nous ont léguées les historiens anciens sont, finalement, assez succinctes, pas toujours très fiables. La faute, là encore, à ce que l’histoire soit écrite par les vainqueurs, comme le veut la formule.
De son amant César, on peut connaître le nom d’une bonne partie de ses lieutenants durant la conquête de la Gaule, savoir qui étaient ses adversaires à Rome, ce qui s’y déroulait durant qu’il était occupé à conquérir la Gaule. Les noms de tous les Romains de premier plan de cette époque sont connus, leur généalogie de même. Enfin, de nombreux détails sur la vie quotidienne à Rome sont aussi connus, que ce soit par les historiens antiques, ou l’archéologie.
On pourrait donc dresser une chronique, année par année, ainsi qu’un tableau détaillé de la vie quotidienne de la Rome de César. Pour l’Égypte de Cléopâtre, c’est impossible. À l’exception de quelques noms que l’histoire a retenus, nous ne savons qui étaient ses proches. Nous ignorons le nom de ses « ministres », de ses généraux ou amiraux, de ses ambassadeurs, ainsi que des philosophes, peintres, sculpteurs, poètes qui auraient pu fréquenter sa cour. Quelles étaient les grandes familles de l’Alexandrie de l’époque ? Leur généalogie, leurs représentants éminents, la situation de leur demeure aristocratique ? Nous savons qu’elles existaient, mais nous ignorons pratiquement tout d’elles. De même, nous savons qu’il y eut une opposition à Cléopâtre. Ainsi lorsqu’elle revint, vaincue, de la bataille d’Actium. Des têtes tombèrent, des fortunes furent confisquées. Mais lesquelles ? Aucune idée.

Bien sûr, tout cela n’est pas totalement la faute au « méchant » Auguste qui aurait voulu effacer toute trace de Cléopâtre (ce qu’il n’a d’ailleurs point fait), mais cela tient aussi au fait que Rome était une république, tandis que l’Égypte de Cléopâtre était un royaume. Dans une république telle que Rome existait un grand nombre de familles aristocratiques, qui conservaient jalousement le souvenir de leur histoire et n’avaient de cesse que celle-ci soit connue. À savoir que les hauts faits de leurs membres soient admirés de tous. De plus, puisque le pouvoir était partagé entre toutes ces familles, avec parfois l’arrivée de familles neuves, les historiens de Rome étaient bien obligés de parler de tout ce beau monde, qui a laissé, de plus, un grand nombre de témoignages archéologiques. Mais dans l’Égypte de Cléopâtre, il n’y avait a priori qu’une seule personne qui comptait : le roi, ou la reine (ou les deux). Sauf pour leur octroyer une récompense, le roi n’avait aucun intérêt à célébrer les hauts faits de ses sujets. S’il y avait une victoire, il fallait en féliciter le roi, même s’il ne commandait pas l’armée. Une bonne récolte ? C’était encore par la grâce du roi (et des dieux). Dans le régime monarchique, il n’est pas place à la concurrence, personne dont on puisse tolérer que sa gloire fasse de l’ombre au monarque. Le surintendant Fouquet apprit, à ses dépens, cette dure loi du « c’est moi le roi, et pas toi », après qu’il eut voulu éblouir Louis XIV par son château de Vaux-le-Vicomte. Mais n’était-ce pas une folie manifeste que de vouloir éblouir le Roi Soleil ? Un lointain héritier, somme toute, des pharaons Fils de Ré, autrement dit du Soleil.
Et, mieux encore que Louis XIV qui était roi de droit divin, Cléopâtre était, par son statut de pharaon et la titulature de la cour alexandrine, une sorte de « déesse vivante », à la fois pour ses sujets grecs et égyptiens. Un tel pouvoir divin, encore moins qu’un autre, supporte peu l’opposition et la contestation. Voilà donc, en grande partie pourquoi, de l’Égypte des Ptolémées, dont Cléopâtre fut la dernière représentante nous savons si peu de choses de sa haute société.

Mais de ce royaume composite nous possédons néanmoins une image assez fine, ce qui fera l’objet d’un prochain article sur le « royaume de Cléopâtre ».

dimanche 19 août 2007

La Grande Mère

Le culte d’une déesse mère, qu’on nomme aussi « Grande Mère » ou « Grande Déesse » est probablement un des plus anciens cultes qui soit, tant la fonction maternelle est incontournable de ce que nous pouvons attendre d’une divinité : protection, bienfaisance, nourriture, apaisement. De plus, face à une divinité « céleste », qui nous surplombe de toute sa puissance (supposée), nous pouvons nous sentir tels des bébés démunis et faibles, et de cette divinité, nous attendrons alors qu’elle nous couve de tout l’amour dont une mère est capable. D’où, d’ailleurs, le succès toujours intact des cultes de type « maternel ». Ainsi donc naît le culte de la « Grande Mère ».

Il est possible, mais pas certain, que ce que l’on nomme les « Vénus préhistoriques » révèlent l’existence d’un culte paléolithique de la Grande Mère. Il est cependant bien difficile de saisir ce que pouvaient croire et imaginer les populations de ces époques reculées. Ces statuettes sont-elles, déjà, l’expression d’un culte à une Grande Déesse qu’elles incarnent ? Ou s’agit-il de sorte d’ex-voto qui représente ce que l’on souhaite obtenir (sans que l’on sache très bien quoi, par ailleurs, les hommes préhistoriques, fort défaillants, ne nous ont pas laissé le mode d’emploi) ?

En tout cas, ce qui demeure très incertain pour la préhistoire, commence à se préciser et à s’affirmer dès l’approche des temps historiques.
Pour en revenir à la Crète et à l’aire égéenne dont elle fait partie, il semble à peu près certain que le culte principal, avant l’invasion des Grecs (vers 2.000 av. J.C.), était celui d’une Grande Mère.
Tel est probablement le cas dans la civilisation cycladique, qui s’épanouit dans les îles du même nom, au centre de la mer Égée. Tel fut probablement le cas en Grèce même, en Crète et sur les rives d’Asie Mineure.
On le sait par le biais des fouilles, qui ne révèlent que des idoles féminines (Crète, Cyclades). On le devine par l’étude détaillée des mythes et légendes grecs qui nous sont parvenus. Enfin, on en possède pratiquement la certitude grâce aux cultes grecs qui ont succédé aux cultes préhelléniques.

Si le grand dieu des Grecs est Zeus, dieu de la foudre et du tonnerre, dont le nom est d’ailleurs l’équivalent de Deus (notons la proximité du z, qui se prononce dz, et du d), les Grecs n’en adoraient pas moins des déesses.
Ainsi en est-il d’Héra, dont le grand temple de Grèce continentale se trouvait à Argos, où l’on suppose qu’elle a simplement supplanté une Grande Mère préhellénique. Mais certains voient aussi dans Héra, l’héritière directe de cette Grande Mère préhellénique, et ses rapports houleux avec Zeus ne seraient que le souvenir du conflit entre les conquérants grecs adorateurs de Zeus, et les autochtones adorateurs d’Héra. Mais ceci n’est qu’une hypothèse. Héra possédait, par ailleurs, un temple tout aussi important à Samos, où elle recouvrait une ancienne Grande Mère asiate (à savoir : adorée en Asie Mineure).

Toujours en Grèce continentale, le très fameux oracle de Delphes était passé, selon la légende, de la tutelle de Gaïa, ou de Thémis, toutes deux déesses, à Apollon, un dieu grec par excellence, qui avait tué le serpent fabuleux Python (d’où le nom de Pythie ou Pythonisse à la prêtresse chargée de prophétiser). On remarquera alors l’association de la Terre Mère (Gaïa) au Serpent. Association que l’on pourrait retrouver dans les cultes d’Athènes, où Athéna aurait vaincu un autre antique serpent. Mais, ici, Athéna, déesse guerrière, semble être l’incarnation d’une déesse grecque, et non pas d’une déesse préhellénique. C’est à nouveau, cependant, le souvenir de la victoire d’un culte sur un autre.

Mais, la Grande Mère par excellence, ce fut Artémis d’Éphèse, que nous avons déjà évoquée. Son temple, dans la ville du même nom, fut considéré comme une des sept merveilles du monde à l’époque hellénistique et romaine (de 300 avant J.C., à 300 après). Tout comme l’Héra de Samos, c’était une déesse des marais, puisque leurs temples furent construit dans des marécages (ce qui causa de grands ennuis aux architectes grecs lorsqu’ils voulurent les rehausser). Des déesses, donc, intimement liées à l’eau, et au mélange de l’eau et de la terre.
L’Artémis d’Éphèse était, dans le monde grec, l’incarnation de la Grande Mère dans toute sa splendeur : portant plusieurs rangées de seins, ainsi que des animaux, un nimbe sur la tête, des victoires suspendus à ce nimbe, des abeilles, des lions, des cerfs, des biches, des griffons. Elle est donc le symbole à la fois de la déesse maîtresse du monde sauvage, mais aussi nourricière, et finalement, souveraine sur le monde entier. Son culte sera florissant à l’époque hellénistique et romaine.

Si l’on quitte le domaine grec, il n’est pas certain que l’on retrouve une Grande Mère dans la déesse Ishtar de Babylone, ni dans l’Astarté phénicienne qui lui correspond.
Par contre, l’on trouve une telle figure en Égypte, dans la déesse Mout, épouse du grand dieu Amon. Et ce, déjà de par son nom même de mout, qui signifie « la mère ». Entraînée par la gloire d’Amon, qui d’obscur dieu de Thèbes devint dieu de l’Égypte entière, Mout finit par devenir la grande divinité égyptienne, la « Mère » par excellence, douce, apaisante, compatissante, mais aussi reine, et parfois furieuse, en ce qu’elle était l’œil de Ré.
On notera cependant que des déesses tels que Bastet ou Hathor possédaient ce même aspect de « mère » divine, compatissante et apaisante, particulièrement pour la première, très populaire à la fin de l’époque pharaonique, et qui veillait aussi sur les naissances.

Néanmoins, le tableau des « Mères » égyptiennes ne serait pas complet si l’on oubliait celle qui devait avoir une destinée spectaculaire bien au-delà de l’Égypte : Isis.
En Égypte même, elle dut d’abord son succès d’être la mère d’Horus, dieu royal, et ensuite l’épouse d’Osiris, qui deviendra le dieu le plus populaire d’entre tous à la basse époque (fin de l’Égypte pharaonique).
Hors d’Égypte, elle finit par supplanter totalement Osiris et Sérapis (dieu « créé » par les derniers souverains grecs d’Égypte), dieux avec qui elle avait été initialement « exportée », pour finir par être adorée dans l’ensemble de l’empire romain, et même au-delà. Déesse des arts magiques, mère compatissante (celle qui veille sur Horus), protectrice des marins, déesse des femmes, déesse « aux mille noms », elle est réellement La Déesse, celle que vous pouvez adorer et vénérer seule, tant ses fonctions sont vastes.

Mais l’autre Grande Déesse par excellence de l’empire romain sera aussi Cybèle, et on ne peut évoquer les Grandes Mères, sans évoquer celle qui était surnommée La Mère des Dieux.
Tout comme Artémis d’Éphèse ou Héra de Samos, elle est une Grande Mère asiate (originaire de Pessinonte en Asie Mineure). Mais son culte était beaucoup moins doux et apaisant que celui de la compatissante Isis. Car la légende de Cybèle impliquait son parèdre Attis, qui s’était émasculé (autrement dit châtré) pour la Déesse. De fait, les prêtres de Cybèle étaient des eunuques. De plus, lors des fêtes de la déesse, ses fidèles se tailladaient les bras à coup de hache, faisant ainsi des processions de la déesse, des défilés sanglants (il arrivait aussi souvent que certains fidèles, en pleine extase, se châtrent eux-mêmes en pleine fête…).

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Isis et Cybèle n’ont point disparu. Elles survivent en effet dans un nouvel avatar de la Grande Mère qui leur doit beaucoup : la Vierge Marie. La Sainte Vierge des chrétiens (pour ceux qui l’adorent) a en effet directement emprunté les représentations d’Isis mère d’Horus. La Vierge allaitant l’enfant Jésus, telle était déjà représentée Isis allaitant Horus. La mère compatissante, telle est aussi la Vierge, sans compter les « innombrables noms » d’Isis. Ne compte-t-on pas une infinité de Notre-Dame de ceci ou de cela ? Enfin, à Cybèle, elle a emprunté son titre de « Mère de Dieu ». Cybèle était Mère des Dieux, mais puisque nous nous trouvons dans un « monothéisme », la Vierge devient « Mère de Dieu ». Et les innombrables processions de la Vierge sont parfois les héritières directes des processions de Cybèle, qui se trouvait fort adorée en Espagne… Enfin, les auto-flagellations de certains, qui tendent à disparaître, ne le cédaient en rien à celle des galles (prêtres) de la Grande Mère asiate.

Alors, non, la Grande Mère n’est pas morte, et au vu de la ferveur que son culte suscite encore de part le monde, elle semble avoir encore de beaux jours devant elle…
Nous voilà rassurés. :)