vendredi 21 septembre 2007

Hieros et Kami

Oui, « hieros » et non « héros et kami ». Mais quel rapport entre le sacré des Grecs anciens, et les kami japonais ?

Voyons déjà, tout d’abord, ce que l’on peut dire de la notion originelle de kami. La définition est tirée de l’introduction de Religions, croyances et traditions populaires du Japon, sous la direction d’Hartmut O. Rotermund (l’introduction étant de Laurence Caillet), Maisonneuve & Larose :
« Je n’ai pas encore une idée très claire du terme kami. D’une façon générale, kami désigne toutes les divinités du ciel et de la terre qui sont mentionnées dans la littérature classique ; puis les augustes esprits présents dans les sanctuaires où on leur rend un culte. D’un autre côté, sans parler particulièrement des êtres humains, tout ce qui est oiseau, animal, arbre, plante, les mers comme les montagnes, bref tout ce qui n’est pas ordinaire, possède une vertu suréminente, [tout ce] qui est à même d’inspirer de l’effroi — ceci fut appelé kami. Telle est la diversité de nos divinités, et il y en a parmi elles d’augustes comme de vulgaires ; il y en a qui sont fortes, et il y en a qui sont faibles ; de bonnes et de mauvaises de par leur cœur et leur comportement une grande diversité. C’est pourquoi il est difficile d’en parler en termes généraux. »
Voici ce que disait du concept de kami, Motoori Norinaga (1730-1801) savant des « études nationales », qui avaient pour but de ‘restaurer’ l’étude de la littérature proprement nationale, en opposition à la littérature chinoise d’où étaient issus les modèles de la littérature japonaise, et qui possédait donc sur cette dernière une sorte de prééminence intellectuelle et morale. Motoori Norinaga étudia les anciens textes pour tenter de débarrasser toutes les influences bouddhiques et taoïstes de ce que l’on commençait alors à appeler « shintô », la voie des dieux japonais (en opposition à la voie des bouddhas).

Un kami est donc toute force et phénomène extraordinaire ou mystérieux, qu’il s’agisse du vent, de la foudre (les lieux frappés par la foudre se trouvaient consacrés), d’un rocher particulier, d’une montagne, d’un arbre étrange, d’un animal de même. Bien qu’en ce qui concerne les êtres vivants, les rochers et plantes, il y ait débat pour savoir si ceux-ci étaient considérés comme des kami, ou uniquement comme « corps de kami », une forme dans laquelle s’incarnait un kami.
Il en va de même avec les miroirs. Ceux-ci, comme d’autres objets, furent assez tôt considérés comme des « supports du divin », des « points de chute » (yori-shiro). Néanmoins, on peut se demander si, originellement, les miroirs n’étaient pas vus comme des kami à part entière. Quand bien même « support » d’un kami, ils seraient devenus kami par sa simple présence.
Et ce lien des miroirs (kagami) et des kami (que l’on retrouve dans le grand miroir, yata no kagami, de la déesse soleil Amaterasu) est si fort que certains proposèrent de retrouver l’origine du mot kami dans celui de kagami.
En vérité, l’origine du mot kami reste mystérieuse. On a écarté le lien entre kami, et un mot homophone kami qui signifie « haut, supérieur », car à l’époque ancienne les deux mots se prononçaient différemment. Cependant, dès le Xe siècle, les Japonais commençaient à faire la relation entre kami « divinité » et kami « haut, supérieur », par un rapprochement logique. De fait, le kami était bien tout ce qui était d’une essence « supérieure ».

Ceci étant dit, qui se suffirait à lui-même, quel rapport entre kami et hieros ? Le hieros est le « sacré » des Grecs anciens. Voici la définition qu’en donne Édouard Will, dans Le Monde Grec et l’Orient (Ve Siècle), Peuples et Civilisations, Presses Universitaires de France :
« Est hieros, d’une part, le divin et tout ce qui s’y rapporte immédiatement (le culte, le rite, le mythe, etc.), mais aussi tout ce qui passe pour relever d’un ordre transcendantal procédant de la volonté divine (ordre du monde, mais aussi bien ordre social, comme on verra) — et bien évidemment tout ce qui, débordant de toutes parts, échappe à l’explication rationnelle et est donc considéré comme d’essence surnaturelle (notamment tout ce qui inspire une crainte irraisonnée : lieux mystérieux, phénomènes paradoxaux, etc.). Mais est aussi hieros tout ce qui, ne l’étant pas « par nature », l’est devenu par un acte de consécration : ainsi les animaux pris comme victimes, les liquides servant à une libation, tout objet faisant fonction d’offrande, mais aussi l’homme lorsqu’il accomplit un acte sacré. Encore ces quelques indications n’épuisent-elles pas le champ immense de tout ce qui peut être hieros. »

Certes, kami est une entité alors que hieros est une qualité. Mais l’intéressant est de voir, par l’exemple, combien des conceptions grecques et japonaises anciennes pouvaient se recouvrir, jusqu’à être jumelles. Ainsi, on le voit de l’extension de tout ce qui peut être kami, et de tout ce qui puit être hieros : pourrait être kami tout ce qui est support de kami, est hieros tout ce qui est consacré au culte, la victime, l’objet sacrificiel, et le sacrificateur. De même, tout phénomène extraordinaire est un kami, ou hieros chez les Grecs. Certes, il peut sembler d’évidence et de sens commun que les hommes antiques, face aux mystères de la nature, aient élaboré des réponses et explications semblables. Néanmoins, il me semble intéressant de le démontrer par l’exemple, et non par la seule réflexion abstraite, que des sociétés a priori aussi différentes et divergentes que la Grecque et la Japonaise antique, aient pu à ce point converger, au moins dans le domaine de la perception du religieux (la philosophie séparant nettement les deux, puisqu’elle est très présente chez l’une, et pratiquement absente chez l’autre).

En vérité, l’on pourrait aussi établir ce même parallèle entre le Japon ancien, et la Rome antique, d’autant que les deux se trouvèrent confrontés à deux civilisations largement plus élaborées et chatoyantes : la Grèce pour Rome, et la Chine pour le Japon. Mais ceci est une autre histoire.

lundi 3 septembre 2007

Cléopâtre l’insoumise

Par un soir venteux d’octobre, dans les palais d’Alexandrie, un homme portant sur ses larges épaules un lourd tapis franchit les piquets de garde des légionnaires romains, et parvient ainsi dans la pièce où se tient César. Devant les yeux du vainqueur des Gaules et de Pharsale, l’homme déroule le tapis, d’où surgit un très charmant génie plein d’audace et de séduction : Cléopâtre, reine d’Égypte. La suite, tout le monde la connaît...
En vérité, il est fort possible que l’arrivée de la reine d’Égypte devant le maître de Rome ne fut point aussi romanesque que nous l’a rapporté Plutarque, qu’elle soit parvenue incognito devant le pavillon qui abritait César est plus que probable, mais ce fut peut-être à pied, escortée par des légionnaires qu’elle parvint jusqu’au fameux Jules.
Peu importe en vérité, la seule question qui fut pour qui aurait oublié, serait de savoir pourquoi la reine d’Égypte était ainsi obligée de se présenter, telle une voleuse, devant Caius Iulius Caesar.
C’est que, dans les faits, reine d’Égypte, Cléopâtre ne l’était plus.

Tout semblait pourtant avoir si bien débuté, trois années plus tôt, alors qu’âgée de dix-sept ans seulement, Cléopâtre, septième du nom, accédait au trône en compagnie de son jeune frère, lui âgé de onze ans, à qui elle avait été mariée, selon les règles dynastiques des Ptolémées. Avait-il alors accompli les rites égyptiens, dans la ville de Memphis, accomplissant quatre fois le tour des murs en courrant devant les emblèmes des nomes et des dieux, avant que la double couronne ne lui soit remise par le grand-prêtre de Ptah ? Ou son jeune âge avait-il fait remettre à plus tard l’exécution de ces rites qui devaient faire de lui le Fils de Ré en bonne et due forme ? Mystère.
Ce qui demeure certain, cependant, est que le père de Cléopâtre et de Ptolémée XIII avait confié les rênes du pouvoir à un fidèle, l’eunuque Pothin, tandis que l’éducation du jeune roi était dans les mains de Théodote de Chios, qui par cette seule fonction occupait un rang éminent. Or, déjà femme, Cléopâtre voulut bientôt assumer le pouvoir réel, gouverner et non plus seulement régner. Elle se heurta donc rapidement à Pothin et Théodote. Malheureusement pour elle, les deux hommes avaient le soutien d’Achillas, un Égyptien (et non un Grec) qui commandait à l’armée, et de l’essentiel de la cour.
On rapporte qu’une première fois, le peuple d’Alexandrie intervint pour faire cesser les intrigues qui secouaient la cour. Pothin et Cléopâtre acceptèrent une trêve de principe, et se partagèrent le pouvoir : les affaires extérieures à Cléopâtre, les affaires intérieures à Pothin. Mais chacun des deux s’organisait pour préparer la chute de l’autre.
Et ce furent ces affaires extérieures qui devaient, de fait, précipiter la chute de Cléopâtre, avant que d’asseoir sa victoire finale. Car, tandis qu’à Alexandrie on luttait pour le pouvoir, à Rome il en allait de même. C’était une autre tourmente, qui devait finalement emporter une république déjà à demi moribonde, et faire naître l’empire.

En effet, de retour de Gaule, César apprit qu’il était menacé d’être traîné en justice par ses ennemis, qui souhaitaient ainsi l’éliminer politiquement. Prenant les devants, il décida donc de franchir le Rubicon, qui marquait la limite de l’Italie sur son versant adriatique. Ses adversaires, mal préparés, furent rapidement vaincus par ses légions aguerries, alors même que les troupes qu’ils venaient de lever se ralliaient finalement à César. Contraints de se replier dans les provinces soumises à Rome, les adversaires de César se mirent donc en quête de troupes et d’argent.
C’est donc ainsi que se présentèrent à Alexandrie les deux fils du gouverneur de Syrie, Bibulus, partisan du Sénat et ennemi acharné de César. Ainsi qu’on l’a vu, le père de Cléopâtre, Ptolémée Aulète, avait été rétabli grâce à l’intervention du gouverneur de Syrie, Gabinius, qui lui avait laissé des mercenaires. Les fils de Bibulus venaient donc à Alexandrie, réclamer ses mercenaires pour combattre Rome. Mais ces derniers se plaisaient tant en Égypte qu’ils assassinèrent les fils de Bibulus. Soucieuse de ne pas perdre l’appui crucial de Rome, Cléopâtre fit aussitôt arrêter les meurtriers, et les expédia à Bibulus. Mais cet acte de soumission fut très mal perçu des Alexandrins, dont la plupart détestaient les Romains.
Tout cela n’eut point été encore trop grave, si par un deuxième acte de zèle envers Rome, Cléopâtre n’avait fini par s’aliéner définitivement les Alexandrins. Car, peu après l’affaire de Bibulus, le fils du grand Pompée, Cnaeus Pompée, se présenta à Alexandrie. Son père, Pompée le Grand, se trouvait alors en Grèce, occupé à combattre César. Il avait dépêché son fils en Égypte afin d’y requérir de l’aide. Cléopâtre ne se fit pas faute de l’apporter. Outre que l’on dit que Cnaeus fut le premier Romain qui passa dans son lit, elle lui offrit du blé et une cinquantaine de navires. Cette fois, c’en était trop pour la fierté des Alexandrins, qui ne supportaient plus de voir leur pays traité comme une colonie par les Romains. Habilement, Pothin attisa le mécontentement populaire, et Cléopâtre dut s’enfuir en toute hâte d’Alexandrie.

Son itinéraire alors atteste du caractère aventureux de sa fuite. Plutôt que de prendre un navire, alors même qu’Alexandrie est un port, elle s’enfuit en direction du sud du pays : la Thébaïde. Il est à peu près certains que les ports se trouvaient surveillés par ses ennemis, et qu’elle n’eut donc guère le choix de son itinéraire.
En Thébaïde, on dit néanmoins qu’elle trouva l’appui du gouverneur de la région, que l’on nommait stratège ou épistratège de Thébaïde. Il l’aida à prendre la route caravanière qui menait à la mer Rouge. De là, un navire la conduisit sans doute du côté d’Aqaba ou d’Eilat, et elle gagna la Syrie.
Elle tenta alors de lever une armée pour reprendre par la force son trône. Mais elle manquait de fonds et ne put rassembler qu’une armée disparate. À la tête de celle-ci, néanmoins, elle se dirigea sur l’Égypte, et parvint devant Péluse, clé du pays pour qui vient d’Asie. Face à elle, Achillas se dressait à la tête d’une armée de vingt mille hommes. Mais aucun des deux n’osa engager le combat. Cléopâtre ne pouvait rien espérer de ses troupes hétéroclites. Achillas espérait certainement que ces mêmes troupes, si peu aguerries, finissent par perdre espoir avec le temps, et se débandent, résolvant ainsi l’affaire sans combat.

Mais alors que tous deux s’observaient en chien de faïence, les événements se précipitaient au sein du monde romain. Vaincu à Pharsale, dans la plaine thessalienne, en Grèce, Pompée s’enfuit de justesse. Il décida alors de se réfugier en Égypte, escomptant y trouver un accueil favorable, car c’était sur son instigation que Gabinius était intervenu. Ptolémée Aulète lui avait donc dû son retour au trône, et par ricochet que l’actuel occupant du trône lui devait celui-ci. Malheureusement pour Pompée, c’était lourdement se tromper.
Car, à peine débarqué en Égypte, Pompée fut assassiné à l’instigation de Pothin et sur ordre du roi. En effet, pour les Égyptiens, Pompée n’était rien de plus qu’un fugitif. César était le vainqueur. Aider Pompée c’était risquer le courroux de César. Avec une certaine logique, ils jugèrent qu’il valait mieux tuer Pompée. De plus, César leur serait certainement reconnaissant de l’avoir débarrassé de son rival sans se salir les mains lui-même.
Ce fut presque le contraire qui survint lorsque César, lancé à la poursuite de Pompée, débarqua à son tour à Alexandrie. Le vainqueur de Pharsale se lamenta sur le sort du vaincu, traîtreusement assassiné, et qui avait été son gendre, car Pompée avait épousé sa fille Julie, morte en couche six années plus tôt.
Les Alexandrins avaient escompté, en assassinant Pompée, que César s’en repartirait promptement poursuivre ses combats. Mais ce dernier, après avoir fait élever un autel à Pompée, décida de demeurer à Alexandrie, que ses trois mille deux cents légionnaires occupaient. Il se trouvait que Ptolémée Aulète, père du présent roi, lui avait promis une forte somme contre son soutien, alors qu’il se trouvait à Rome, et César escomptait bien se faire payer cette promesse. Mais, d’autre part, constatant que Cléopâtre, co-souveraine, ne se trouvait pas à Alexandrie, il jugea bon de s’ingérer dans les affaires égyptiennes en demandant à voir le roi et la reine.

Les jours s’écoulèrent. César serait, finalement, peut-être reparti d’Alexandrie, sachant que l’opposition à son pouvoir n’était pas encore totalement vaincue dans les provinces romaines, mais de virulents vents du nord empêchaient son départ.
Dans son campement devant Péluse, Cléopâtre finit par apprendre la présence à Alexandrie de Caius Iulius Caesar. Elle décida de tenter sa chance. Confiant son sort à Apollodore, un affranchi sicilien, elle embarqua sur un frêle navire, pour gagner Alexandrie.
La suite, on la connaît...